Happycratie : Comment l'industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies

Faut-il vivre en happycratie et être heureux à chacun des moments de notre vie ?

Devons-nous, de façon permanente, répondre à l’injonction sociale et morale qui nous pousse à rechercher à tout prix le bonheur personnel ?

Par ailleurs, la réalisation de soi dans toutes les sphères de notre vie est-elle une obligation nécessaire ?

Dans Happycratie, la sociologue Eva Illouz et le docteur en psychologie Edgar Cabanas dénoncent la tyrannie que l’industrie du bonheur nous inflige.

Ainsi, propulsée par des coachs, des livres de développement personnel, des applications de téléphone ou des thérapies en tous genres, la quête perpétuelle du bonheur fait surtout la richesse d’une industrie. De même, elle contribue à une vision individualiste de la société.

Après ces quelques lignes d’introduction, vous avez compris pourquoi cet essai était idéal pour reprendre ma série de partages.

L’intérêt n’est pas de dénoncer une attaque, ou supposé telle. Mais de réfléchir à notre position, à notre éthique. Pour qui et pourquoi travaillons-nous ? Avec quel objectif ?

Présentation de Happycratie par l’éditeur

Happycratie, le livre événement qui s’attaque de front à l’essor de l’industrie du bonheur et du développement personnel, par une des auteures les plus influentes au monde, d’après Der Spiegel (Allemagne) et L’Obs. Un livre urgent, accessible et provocateur.

Le bonheur se construirait, s’enseignerait et s’apprendrait. Telle est l’idée à laquelle la psychologie positive, née au tournant du siècle, s’attache à conférer une légitimité scientifique. Il suffirait d’écouter les experts pour devenir heureux.

L’industrie du bonheur, qui brasse des millions d’euros, affirme ainsi pouvoir façonner les individus en créatures capables de faire obstruction aux sentiments négatifs. De tirer le meilleur parti d’elles-mêmes en contrôlant totalement leurs désirs improductifs et leurs pensées défaitistes.

Mais n’aurions-nous pas affaire ici à une autre ruse destinée à nous convaincre, encore une fois, que la richesse et la pauvreté, le succès et l’échec, la santé et la maladie sont de notre seule responsabilité ?

Et si ladite science du bonheur visait à nous convertir à un modèle individualiste niant toute idée de société ?

Avec Happycratie, Edgar Cabanas et Eva Illouz reconstituent ici avec brio les origines de cette nouvelle ” science ” et explorent les implications d’un phénomène parmi les plus captivants et inquiétants de ce début de siècle.

Ma lecture et mes réflexions

Celles et ceux qui me suivent le savent, je ne suis pas de celles qui acceptent des œillères pour éviter de voir ce qui dérange.

Plus les hommes seront éclairés, et plus ils seront libres

Voltaire

Fidèle à cette citation de Voltaire, je n’hésite pas à écouter la critique. Surtout quand elle questionne mon approche et me permet de grandir. Je me suis donc jetée sur cet essai l’esprit grand ouvert.

Quand la psychologie positive en prend pour son grade

En premier lieu, les auteurs de Happycratie s’attaquent assez violemment à la psychologie positive. Ainsi, le bonheur proposé ne serait que psychologique. Il se réduirait à de nouvelles façons de s’organiser et d’organiser sa pensée pour apprécier les petites choses de la vie. Ou encore à transformer la pression et les événements négatifs en des opportunités d’un travail sur soi.

Malheureusement, ils n’ont pas tort. On retrouve dans leurs exemples nombre d’approches proposées ici ou là. J’avais déjà dénoncé ce constat dans un article intitulé “Pensée positive et monde des bisounours : il ne faut pas confondre !“. Mais là où tout a basculé, c’est quand j’ai mesuré la face cachée de cette situation.

En effet, si le bonheur est réduit à une question de choix personnel, alors la souffrance le devient également. Dit sous une autre forme, cette logique implique que, si une personne souffre, c’est parce qu’elle n’a pas fait les bons choix pour arrêter de souffrir. Elle n’a pas été assez tenace pour surmonter les circonstances négatives. Bref, c’est de sa faute !

La vision positive devient alors très culpabilisante. En effet, comment exprimer son mal-être dans une société où la recherche du bonheur est une seconde nature et où les émotions négatives n’ont plus de place ?

Au travail, comme faire face quand ce sont les techniques de management valorisant les employés les plus heureux qui priment ?

Exprimer son mal-être sous-entend que l’on a fait les mauvais choix. Que l’on ne sait pas apprécier sa vie à sa juste valeur. Donc c’est un risque d’exclusion;

Je pense qu’il y a là un véritable sujet pour tous les thérapeutes. Comment accompagner et aider sans conforter cette vision culpabilisante ? Comment encourager le travail sur ses propres valeurs et accepter de ne pas plaire à tout le monde sans craindre l’isolement social ?

Un bonheur narcissique

Le second constat d’Happycratie est que le bonheur que procure la psychologie positive est un bonheur narcissique. Ainsi, dans des périodes d’incertitude et de difficultés comme celles que nous avons connues, l’idée de se changer soi-même plutôt que de modifier les circonstances est très séduisante.

Mais cela masque la dimension sociale des problèmes. L’exemple le plus parlant est certainement celui des interventions des sophrologues en entreprise. Ce n’est pas parce que nous intervenons pour accompagner les employés et les aider à gérer leur stress que nous empêchons les burn-out. Nos interventions ne sont que secondaires. l’essentiel est d’éliminer la source du stress. Pas uniquement d’en soigner les conséquences.

Par ailleurs, mettre le bonheur au centre de sa vie renforce le narcissisme et nous pousse à surinvestir les moments positifs. Ce qui rend l’impact psychologique des moments difficiles beaucoup plus importants. Nous ne savons plus faire face et tout s’écroule au moindre coup de boutoir.

Ici encore, nous avons un rôle à jouer. Il nous revient d’encourager nos clients à ne pas rechercher un bonheur béat et autocentré. Le malheur fait partie de la vie, tout comme l’ensemble de ceux qui nous entourent. C’est un tout, indivisible, au sein duquel il faut trouver sa place.

Les marchands du temple

Si la recherche du bonheur a toujours été une grande quête de l’humanité, c’est aussi devenu un véritable business. Tout repose sur l’idée selon laquelle les problèmes sociétaux peuvent être résolus à un niveau individuel. Cela ouvre un marché considérable.

En effet, pour ne pas se faire exclure et ne voyant pas d’autres issues à leurs situations, certains sont prêt à redoubler d’efforts pour mettre en pratique les conseils les plus efficaces. Donc, quand ils trouvent des solutions, ils y croient et achètent. Puis quand cela ne marche plus, il faut consommer un autre livre, une autre technique, une autre formation, etc.

Ici encore se pose une question éthique. Quelle est notre mission, vendre ou accompagner ? Je n’émettrai aucun jugement. Les choses sont complexes, car s’il faut accompagner, nous devons également vivre de notre travail.

Un livre qui bouscule

Vous l’aurez compris, Happycratie est un livre qui bouscule, qui interroge.

Pour le sophrologue, il faut souvent prendre du recul et laisser son ego de côté. Mais cet exercice difficile ouvre de nombreuses réflexions sur soi, sur sa façon d’exercer. Il y a là de nombreux sujets qui devraient être abordés en supervision.

Pour celles et ceux qui sont à la recherche d’aide, c’est un livre éclairant. Il permet d’éviter certains écueils, de comprendre ce qui se cache derrière certaines pratiques et surtout qu’elles ne vous seront d’aucune aide… quand elles ne sont pas contre-productives !